La maison vide ou la Critique Mimétique : Qui aime Quoi et Pourquoi ?
Un brève analyse de l'illusion de liberté critique,
REGARDS LITTÉRAIRES
Laurent LD Bonnet
11/9/20255 min lire


DE LA CRITIQUE MIMÉTIQUE ET DE L'ILLUSION DU FOISONNEMENT
à l’occasion du Goncourt 2025;
Alexandre Lacroix (Philosophie Magazine) tance la prose “formatée Goncourt” de Mauvignier, dans La maison vide.
Jean Marc Proust, sans appréciation particulière du roman, trouve que cette qualité stylistique devrait être la norme, et que cette fausse bonne surprise témoigne “de la grande pauvreté de la production romanesque contemporaine.” De son côté, Beigbeider dénonce en vrac le volume et le sujet.
Certes, messieurs, certes !
Mais vous aurez beau tenter d’éclairer la mécanique stylistique convenue de ce Goncourt, ce ne sera visible que par vous-même, et par ceux qui font de la qualité stylistique une recherche et une espérance toujours actives. En somme, une esthétique. Et cela s’éduque.
Alors en égratignant, voire en déboulonnant une statue du présent, vous courrez le risque d’être taxés de cruauté, de jalousie, d’aigreur mal digérée, d’impuissant littéraire si vous n’êtes “que critique”, en somme d’iconoclaste. Cet article même pourra être accusé de provenir d’un point de vue biaisé. In fine, seul le peuple lecteur, dans un exercice de démocratie directe absolue (Cf Babelio) disposerait d’une parole légitime. Et l’on pourrait se dire, qu'en l'état de déliquescence où se trouve la lecture de romans, tant qu’une porte de librairie se pousse pour en lire un, aussi insatisfaisant soit-il en termes de style ou d’inspiration, nous pourrions d’abord essayer de nous en féliciter, puis critiquer ensuite. Ce sont deux temporalités différentes. Et le passé offre déjà un grand potentiel en matière d’éducation à la critique. Pourquoi ne pas user d’un savoir d’analyse pour démasquer (par exemple), l’imposture littéraire (quant au style) que fut le Goncourt attribué à “La condition humaine”, d’André Malraux. Ce serait un angle éclairant sur la notion de “qualité au présent”.
Que sera La maison vide demain ? Ce roman sera-t-il reconnu pour son style, sa dramaturgie, son élan universel ? Il est à craindre que non. Le sujet est un peu étriqué et le style ne suffira pas à le sauver de l’oubli. Mais pour une fois, laissons aux grands entrepreneurs en littérature une chance de prouver qu’il existe autre chose que les “Je-Sujet-Verbe-Complément” et autres Ernauteries de la modernité paresseuse. Après tout, eux aussi prennent des risques, de temps en temps. On pourrait même se féliciter que Les Éditions de Minuit, qui en leur temps ont œuvré à la promotion d’un soi-disant “Nouveau roman”, puissent encore laisser de la place à une œuvre dite classiquement travaillée. Bref, faisons contre mauvaise fortune bon cœur, et accueillons cette exception comme la preuve qu’une prose soutenue trouve encore sa place.
Une fois cela dit, j’entends derrière vos voix, le son d’une étrange cloche : celui d’une geste critique tout aussi convenue.
Car autant il est facile de se ruer dans le plaisir que flèchent les autorités prescriptrices d’époque (Chaîne commerciale du livre allant des comités éditoriaux jusqu’aux médias et prix littéraires), autant il est aisé d’user de la même prescription pour exprimer son regard critique. Vous exercez dans un théâtre de l’iconisation qui promeut l’affrontement comme bon pour le commerce. Les algorithmes de la modernité électronique n’ont rien inventé. Spinoza parlait déjà de l’imitation des affects, inclination ontologique plus tard étudiée par René Girard qui parlera de désir mimétique. C’est vrai ! L’espèce humaine fonctionne ainsi depuis la nuit des temps : on aime ce que désire l’autre, c’est si facile. L’indépendance est rarissime. L’industrie du livre l’a compris depuis longtemps (Cf en photo, l’ancêtre d’un algorithme agrégateur d’opinion).
Déjà en 1950 Julien Gracq distinguait la littérature de créateur de celle de monnayeur, cette dernière comme naturellement favorisée – en réalité mécaniquement – par la chaîne du livre. La critique devient alors (la plupart du temps), un de ses maillons obligés. Propos qu’illustrera Deleuze vingt ans plus tard : “La rotation rapide constitue nécessairement un marché de l’attendu où, même l’audacieux, le scandaleux, l’étrange, etc., se coulent dans les formes prévues du marché.” Et ma mémoire d'adolescent lecteur se souvient d'un symptôme de point de bascule : autour de moi, j'entendais plaisanter les adultes : Il faut que j'achète le dernier Untel. Ils apprivoisaient le fait que l'auteur devînt une marque et que son sujet ne soit plus qu'un produit ; mais ils en riaient encore.
Aujourd'hui, chaque maillon de la chaîne médiatique est à sa mesure soumis aux nombreux biais de la chaîne commerciale du livre : Soit on y critique de ce qui est visible, connu, ou reconnu parce que bénéficiant de labels implicites (marque éditoriale, coteries diverses…) Soit on s’y félicite d’avoir déniché telle rareté ou “pépite dont on ne sort pas indemne”, en oubliant dans un déni le plus total, que l’offre en librairie est de toute façon dominée par de grands groupes qui sont capables (en direct ou via leurs filiales) de mobiliser un capital conséquent qui a pour objectif premier de constituer un stock d’ouvrages dominant, dont on confie les rênes à de puissants diffuseurs alliés de tout aussi puissants services de presse. (1)
C’est ce système organique de prescription, qui n’a plus rien de littéraire, qui est devenu maître du jeu, et tient en laisse, sans même qu’ils s’en rendent compte, des commentateurs de la vie des lettres préférant souvent cultiver leur propre valeur ajoutée en commentant l’ouvrage de maisons réputées. : ainsi a-t-on pu lire un Arnaud Viviant (Le masque et la Plume), en 2021, se lamenter sur ses réseaux de n’avoir toujours pas reçu le dernier Carrère. On appréciera la trivialité du propos à sa juste mesure.
Les auteurs phare du marché ne sont pas en reste, qui, en toute bonne foi, et dans le secret le plus sincère de leur âme créatrice, cultivent avec acharnement un intime et autosuffisant Je vends donc je suis.
Quant au plus vieil outil de diffusion inventée par l’humanité - avant même le feu, sans doute - le Bouche à Oreille,
que devient-il ?
Eh bien depuis le premier lecteur, jusqu’au dernier des libraires, le Bouche à Oreille opère. Mais la plupart du temps à l’intérieur de cette grande matrice qu’orchestrent, dans un complice et joyeux foisonnement, les médias et réseaux qui agrègent, agrègent... Agrègent à l’intérieur du même panier d’achat visible. Ainsi fonctionne le commerce mimétique : En créant par le foisonnement l’illusion d’une liberté.
Maintenant, sortons de la matrice…
Imaginons un libraire qui se levant un matin décide de réorganiser sa librairie en fonction de critères de qualité littéraire.
Imaginons les principaux critiques qui, oubliant soudain de chroniquer automatiquement ce qui se produit, ne parlent plus que de ce qu’ils ont ramené de lointaines explorations littéraires.
Imaginons Augustin Trapenard et François Busnel ne plus s’intéresser qu’aux éditeurs indépendants.
Imaginons-les dédaigner l’exercice obligé du Goncourt.
Imaginons-les s’aventurer en dehors du grand théâtre du désir mimétique…
Qui écrira cette utopie ?
Laurent LD Bonnet
1 : Le Goncourt est, par exemple, réservé aux seuls éditeurs disposant d’un circuit de distribution en librairie.
l'ancêtre
d'un algorithme agrégateur d'opinions